Mais pourquoi
s’exprimer en français ? Descartes nous donne la réponse dans la sixième
partie de son ouvrage : « Et si j'écris en français, qui est la
langue de mon pays, plutôt qu'en latin, qui est celle de mes précepteurs, c'est
à cause que j'espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure, jugeront
mieux de mes opinions, que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens ». Ainsi
donc, c’est parce qu’il veut s’adresser à la Raison naturelle toute pure
de ses lecteurs qu’il publie en français et crée une nouvelle forme
d’expression philosophique. Mais
pourquoi le français s’impose-t-il à lui pour, désormais, devenir la langue de
la pensée rationnelle ?
Cent cinquante ans plus tard, en 1784, l’Académie de Berlin publie les
résultats du concours lancé l’année précédente sur le thème :
"Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle". Deux
premiers prix ex-æquo sont attribués, l’un à l’Allemand Johan-Christoph Schwab
(1743-1821) et l’autre au Français Antoine de Rivarol (1753-1801).
Intéressons-nous à un passage tiré de l’exposé d’Antoine de Rivarol qui
concerne les particularités syntaxiques de la langue Française et qui nous
apporte déjà un élément de réponse à la question posée : "Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et des
autres langues modernes, c’est l’ordre et la construction de la phrase.
Cet ordre doit être direct et nécessairement clair. Le Français nomme d’abord
le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de
cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui
constitue le sens commun. Or cet ordre, si favorable, si nécessaire au Raisonnement,
est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l’objet
qui frappe l’esprit. C’est pourquoi tous les peuples, abandonnant l’ordre
direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs
sensations ou l’harmonie des mots l’exigeaient ; et l’inversion a prévalu sur
la terre, parce que l’homme est plus impérieusement gouverné par les passions
que par la Raison. La langue française, par un privilège unique,
est seule restée fidèle à l’ordre direct, comme
si elle était toute Raison, et on a beau par les mouvements les plus variés
et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il
existe ; et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous
sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est
incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base
éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair n’est pas français.
Pour apprendre les langues à inversion, il suffit de connaître les mots et
leurs régimes ; pour apprendre le Français, il faut d’abord retenir l’ordonnancement des mots."
Lorànt Deutsch nous rappelle l’origine de cette construction de la
phrase française dans son livre Romanesque
ou la folle aventure de la langue française (p. 157) : «Conséquence de la déclinaison, l'ordre des
mots dans la phrase latine est presque totalement arbitraire… venator occidit
laporem « le chasseur a tué le lapin », ou laporem occidit venator,
c'est du pareil au même. Quelle que soit la manière dont on aligne ces trois
mots latins, la phrase ne change pas de sens puisque celui-ci est déterminé par
la déclinaison alors qu’en français la
place des mots est essentielle. Que je dise « le chasseur a tué le
lapin » ou « le lapin a tué le chasseur », ce sont également les
mêmes mots mais nous passons du récit d'une battue dans les champs à la
dimension onirique d’une chanson de Chantal Goya ! Voilà comment on s'est
encore éloigné du latin ».
Prenons un autre exemple pour bien comprendre la relation entre l’ordre
des mots en français et la pensée rationnelle : la place de l’adjectif.
Contrairement à beaucoup d’autres langues, l’adjectif en français se positionne
après le nom auquel il se rapporte et non devant, mais il est toujours
grammaticalement possible de le remettre avant, soit pour en changer le
sens : un grand homme n’est
pas forcément un homme grand (cependant le sens premier de
l’adjectif se situe bien en aval et pas en amont), soit pour créer un effet de
style : examinons un vers de Victor Hugo tiré de La légende de la nonne (1828) et
mis en musique par Georges Brassens « Enfants,
voici les bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers ». On voit
bien ici que l’adjectif rouge mis
devant le substantif tablier a pour but d’exacerber la
couleur censée exciter les bœufs tandis que l’objet lui-même, le tablier,
devient secondaire par rapport à la sensation qu’il provoque (il pourrait aussi
bien s’agir de chemises, de foulards, de mouchoirs, etc.). Si Victor Hugo avait
écrit « cachez vos tabliers rouges »,
il aurait respecté l’ordre habituel des mots dans la phrase française et
l’objet (donc ce qui est objectif) aurait été premier devant l’adjectif (donc ce
qui est qualitatif et forcément subjectif puisque de l’ordre du ressenti), ce
que justement il ne voulait pas, en
l’occurrence « parce que l’homme est plus impérieusement gouverné par
les passions que par la Raison » comme l’a écrit Rivarol.
Ainsi donc, pour Philippe Lalanne-Berdouticq
(Pourquoi parler français aux
éditions Fleurus), la spécificité de la langue française tient au fait
qu’en remplacement des déclinaisons, l’ordre des mots complété par les signes
de relation entre eux, tient lieu de logique : "Les langues germaniques
et l’anglo-saxon vont du général au particulier et du tout à la partie, la
marche française qui va du particulier au général est celle même de l’esprit
scientifique… Les signes de relation
et l’ordre des mots français lui donnent son irremplaçable précision "
Et c’est pourquoi, « Tout au long
des XVII° et XVIII ° siècles
s’avanceront, exprimés en français, la pensée rationnelle et ses fruits
scientifiques".
Alain Sulmon,
Délégation du Gard