Toutes les voix du monde (6)
Depuis
mille ans, la langue française exerce son influence de manière récurrente sur
l’Europe et le monde occidental (et même au-delà). En voici quelques exemples concrets : dès le
XIIème siècle, on parle français autour de la Méditerranée, dans les Balkans,
en Morée (Péloponnèse), à Chypre, etc., notamment sous l’influence des templiers
dont le français était la langue qui fédérait les huit «Maisons » linguistiques (France,
Provence, Auvergne, Aragon, Castille,
Angleterre, Allemagne et Italie), ce qui explique d’ailleurs que la majorité
des grands maîtres était issue de la noblesse française. Léon II le Grand, roi
d’Arménie, fait du français la langue officielle de son royaume durant toute la
durée de son règne (1198-1219). En 1245, eut lieu la première conférence internationale
au sommet réunissant l’Orient et l’Occident, conférence à laquelle
participèrent, entre autres, le roi
Louis IX, les princes d’Aragon et de Castille, l’empereur de Constantinople, le
pape Innocent IV, ... Le compte rendu de cette rencontre, conservé aux
archives de Mâcon, y fut rédigé en français. Rappelons aussi que le français, à
cette époque, est la langue officielle de l’Angleterre et le restera jusqu’à la
fin de la guerre de cent ans au XVème siècle.
L’influence du français, qui n’est pourtant guère parlé à
l’époque que dans une petite moitié nord de la France, se confirme tout au long
des siècles suivants. Ainsi, on sait avec certitude que le Livre des merveilles (appelé aussi Devisement
du monde) écrit par Marco Polo en
1298 à son retour de Chine fut rédigé en (ancien) français, et un philosophe
italien du XIIIème siècle, Brunetto
latini, qui fut aussi chancelier de la république de Venise, a pu
écrire : « la parlure de France
est la plus délectable et la plus commune à toutes gens ».
Progressivement, la langue française va donc devenir la
langue de l’Europe. Marc Fumaroli de
l’Académie Française le rappelle dans
son livre Quand l’Europe parlait français
(paru en 2014 en Livre de Poche). Du
XVIIème siècle jusqu’à la première moitié du XXème, le français sera considéré
comme la langue principale de la pensée et de la culture européennes. Marc
Fumaroli affirme que, grâce aux Lumières
françaises, « c’est l’une des périodes les plus optimistes
que l’histoire du monde ait connues » qui va se répandre sur toute
l’Europe. Lorsque Le célèbre aventurier et séducteur italien Giacomo Casanova (1725 - 1798) se met à rédiger son
autobiographie, il décide d’écrire son Histoire de ma vie en français et
s’attelle à un long travail d’écriture qui lui prendra plus de cinq ans et
comptera au total douze volumes ! Il se trouve que Casanova a expliqué pourquoi
il avait choisi la langue française pour retracer son existence : écrire en
français est pour lui une façon de s’entretenir avec lui-même, d’entrer dans un
dialogue éperdu et vivifiant avec le jeune homme qu’il a cessé d’être, de se
dédoubler en quelque sorte pour mieux se raconter. Il souligne également (Histoire
de ma Vie, page 1386) que, pour lui, la langue française l’emporte sur les
autres par la "preuve de sa
perfection", perfection due, toujours selon lui, à "la clarté,
dont la source est l’ordre même de la phrase française dont dépend sa construction,
toujours simple et exempte d’inversions". Casanova, qui a choisi de
vivre sa vie comme une fête permanente, considère que la conter en français,
c’est manifester son appartenance au spectacle du "grand théâtre du
monde", car, "parler français, c’est se parer comme pour une
fête".
Est-il-utile de rappeler qu’en 1783, l’Académie de
Berlin lance un grand concours
international dont le sujet est le suivant : « Qu’est-ce qui a rendu la
langue française universelle ?». Deux premiers prix ex-æquo sont
attribués, l’un à l’Allemand Johan-Christoph
Schwab (1743-1821) et l’autre au Français Antoine de Rivarol (1753-1801).
Ce rapide rappel historique
nous conduit inévitablement à la question suivante : qu’en est-il donc de
la langue française en Europe en ce début du XXIème siècle ? Rappelons tout
d’abord que l’influence et l’attirance de la langue française se sont
prolongées tout au long du XXème siècle comme en témoignent le Polonais
d’origine Guillaume Appolinaire né Wilhelm de Waz-Kostrowich, les Russes
Romain Gary né Roman Kacew, Elsa
Triolet née Elsa Kagan, Henri Troyat né Lev Tarassov (élu à l’Académie Française en
1959) ou encore Irène Nemirovski, le
poète autrichien Rainer-Maria Rilke (lisez donc les admirables recueils
de Poèmes Vergers et
Quatrains Valaisans écrits en français), les Roumains Eugène Ionesco
(élu à l’Académie Française en 1970) ou Emile
Cioran, les Espagnols Michel del
Castillo ou Jorge Semprun, l’Irlandais Samuel Beckett (prix Nobel de
littérature en 1969 ), pour ne citer qu’eux…
Mais aujourd’hui où en sommes-nous ? Eh
bien, il y a encore un foisonnement d’auteurs européens qui s’expriment
toujours en français. Voici quelques exemples : les Danoises, Pia Petersen,
polyglotte, (un livre de chair aux éditions Actes Sud) qui nous dit
"J’écris en Français parce c’est une langue ouverte, où il y a toujours
un mot à ajouter, toujours quelque chose à négocier… En français, on peut
toujours plier un mot dans un sens ou un autre" ou Malene Rydahl (Heureux comme un Danois chez Grasset
- 2017) qui publie ses livres en français « en
reconnaissance du formidable accueil reçu dans votre pays », La slovène Brina
Svit complète : « Le Français m’a apporté une liberté, une franchise,
une sensation d’être un écrivain très jeune ; je suis tout le temps en train
d’apprendre » , les Hongroises Eva Almassy ou Agota Kristof, le Tchèque
Milan Kundera, les bulgares Julia Kristeva et Rouja Lazarova (sur
le bout de la langue éditions 00h00.com), le russe Andrei Makine
(élu à l’Académie Française en 2016), qui déclare "la langue française
est la langue littéraire par excellence parce qu’elle est débarrassée du
prosaïque et du vulgaire", le Polonais Grzegorz Rozinski qui
s’est passionné pour la Bande dessinée d’expression française, les Grecs Dimitri
Analis (éloge de la proie) Vassili
Alexakis (la langue maternelle), l’Albanaise Ornella Vorpsi (l’été d’Olta), l’Anglais Percy Kemp (la promesse d’Hector), l’Espagnole Mercedes Deambrosis (Juste
pour le plaisir chez Buchet-Chastel) qui confie que l’acte d’écrire en
français la libère : « Bizarrement,
je n’arrive pas à écrire mes romans en espagnol, je ne peux le faire qu’en
français », et combien d’autres… Ajoutons-y tout de même les Italiens Giulio Minghini (Coupes sombres
paru au Seuil) et Umberto Eco qui écrit ses romans en italien (Le nom
de la rose) mais qui a dirigé pendant plusieurs années au Collège de France
un atelier sur la "Recherche de la
langue parfaite dans l’histoire de la culture européenne". Pour une
langue que certains estiment en régression, excusez du peu ! Dans un
récent article paru dans l’hebdomadaire Valeurs
actuelles (13 septembre 2018) le journaliste Philippe Marteret, à propos de
l’écrivain slovène Boris Pahor, le
définit : « francophile et
francophone, comme tout véritable
européen ».
En Hongrie où le français
est l’une des quatre langues les plus enseignées avec le russe, l’anglais et
l’allemand, l’ambassade de France à Budapest a lancé récemment une enquête pour
comprendre les raisons pour lesquelles le français restait aussi attractif. Le
résultat est significatif et encourageant : la langue française est en
effet la seule de ces quatre langues à ne pas être apprise pour des raisons
économiques et/ou professionnelles. On l’apprend pour elle-même, c’est-à-dire
pour sa beauté, sa richesse, son patrimoine et les valeurs qu’elle représente.
Certes on peut considérer qu’il s’agit autant d’une faiblesse que d’une force puisqu’elle
ne peut rivaliser économiquement et démographiquement, au moins actuellement,
avec d’autres idiomes. Cependant même si les projections en matière de
population nous annoncent que la France (re)deviendra le pays le plus peuplé d’Europe
au cours du XXIème siècle, comme aucune langue ne devrait plus jouer un rôle
hégémonique de l’Atlantique à l’Oural, le français, dans cette région du monde éminemment
multilingue, aura d’abord vocation à apporter sa contribution à la diversité
des langues et des cultures, c’est-à-dire à la bonne santé intellectuelle du
vieux continent, tandis que l’uniformité linguistique imposée par le seul contexte
économique manifesterait l’évidence de son appauvrissement.
Alain Sulmon,
Délégation du Gard