Promotion et rayonnement de la langue française.

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Ne prend pas de voyageur...!


NE  PREND  PAS  DE  VOYAGEUR_ … !


De plus en plus, nous voyons affichée sur le sommet avant de nombreux autobus rentrant au dépôt, l’indication « Ne prend pas de voyageur_».

Une certaine logique pourrait excuser ce genre d’atteinte portée à l’orthographe dans cette annonce, sans doute précieuse, du moins pour le chauffeur qui termine alors son service ! En effet, le singulier pour le mot voyageur a semblé s’imposer à celui qui en a conçu l’affichage puisqu’il n’y aurait pas un seul voyageur. Mais c’était ignorer certains impératifs grammaticaux qui se sont imposés de longue date, concernant la nature et la valeur de la très ancienne préposition de.

Souvent, on nous expliquait le recours au pluriel en déclarant : « s’il y en avait, il y en aurait plusieurs »… Soit, mais pour mieux saisir la règle qui s’impose, une analyse plus rigoureuse doit être faite à la lumière, certes un peu légère ici, de l’histoire de notre langue.

Cette préposition de, en latin, était suivie de l’ablatif, c’est-à-dire, d’une forme qui marquait une origine d’abord spatiale, avec souvent une idée de séparation, d’éloignement, de privation, de suppression, et même la cause, celle-ci au sens aristotélicien d’origine, en tant que source d’existence d’un objet ou d’un fait… (cf. l’explication de l’existence d’une chose par les quatre causes , matérielle, formelle, efficiente, finale)
    (N.B.) On retrouve cette idée de séparation où d’éloignement dans le verbe « céder », s’en aller, s’éloigner… qui ne saurait s’appliquer à des personnes mortes brutalement, tuées lors d’un accident, comme l’emploient « pudiquement » sans doute, nos journalistes.

On n’est donc pas surpris de trouver dans la traduction du Nouveau Testament de saint Jérôme (IV-V° s.) l’utilisation de cette préposition de avec une valeur cette fois plus partitive, dans le récit des Vierges folles :
            « Date nobis de oleo vestro »  = donnez-nous de votre huile, (st. Matthieu 25, 8)
« de » faisant apparaître implicitement l’origine de cette partie, « votre huile », avec une valeur à la fois partitive et indéfinie.

Deux choses méritent d’être précisées au sujet des articles de et des en se référant à l’histoire de notre langue.

1 -La préposition de est devenue ainsi dès le plus Ancien français un article partitif. Ex : « boire de lait », de vin…
On le retrouve sous cette forme encore aujourd’hui pour introduire un complément ou un attribut désignant une matière,  une chose ou une idée, que l’on ne peut ou ne veut diviser, dans certaines tournures anciennes qui nous sont parvenues :
Ex : « il se nourrissait de fromage et de viande ».
     Ou :            « C’est de bon raisonnement ! de bonne philosophie ! de bonne facture »…
Vous saisissez bien que fromage et viande, ici au singulier, ne désignent que des collectifs de matière.
Mais certes, à côté de cela, on eût pu employer le pluriel, pour souligner la multiplicité des viandes et des fromages, faisant ainsi apparaître une distributivité ou une multiplicité des espèces ou des qualités.
  Ex : « il se nourrissait de fromages et de viandes »
De est ici un déterminant ou article indéfini pluriel, à valeur partitive.
Mais, d’une manière plus actuelle, moins relevée, nous dirions :
« Il prenait des viandes et des fromages pour se nourrir de protéines.
Remarquons ici que dans cet exemple, des se présente sous l’angle de l’indétermination, de l’in-défini.

Or, si l’article indéfini un, une avait un pluriel uns, unes qui subsiste dans les pronoms indéfinis « les uns, les autres », « quelques uns, quelques unes », cette forme d’indéfini pluriel s’est estompée au profit de la préposition de devenue article indéfini pluriel.
Cette forme  s’est imposée et s’impose toujours dans une tournure négative..
             l’indication « il n’y a pas de voyageur… »
 doit impérativement prendre la marque du pluriel.

Retenons : dans une forme négative l’article indéfini DE déterminant des objets ou des êtres nombrables s’impose encore à la place de  des et doit être suivi d’un pluriel.

2 – La préposition de est aussi entrée à la fin du Moyen Age en combinaison ou en « contraction » avec les articles définis pour nous donner au XVI° s. des articles définis contractés :
au singulier : de + le = del, puis du ;
Ex : comme aujourd’hui : « à l’orée du bois… »
Au pluriel : de + les = des.
             Ex : au milieu du XVI°s. : « France, mère des arts, des armes et des lois… » J. Du Bellay.
(Noter qu’à partir de cette époque la préposition de contenue dans l’article défini pluriel se répète comme aujourd’hui ainsi que les prépositions à et en…).

L’emploi de la préposition de à valeur « partitive » jouxte souvent une valeur « indéfinie » précisément plurielle.
     Ex : « il parle de gens qu’il ne connaît pas. »
On ne s’étonnera donc pas de le voir encore apparaître dans certaines constructions pour supplanter l’article indéfini pluriel contracté des.
En effet, l’emploi de la forme de s’impose encore aujourd’hui à la place de la forme des dans une phrase négative où le déterminant peut être partitif ou indéfini :
Ex : « Prenez-vous du fromage ? » -Non, merci, je ne prends pas de fromage. (valeur partitive)
       « Y a-t-il des filles dans votre groupe ? »  - « Non, il n’y a pas de filles dans le groupe ». (Valeur indéfinie)
On pourrait cependant dire « il n’y a pas des filles, comme vous le dites, mais une  pour souligner ainsi une opposition par un adjectif numéral :   un, une = 1
Bien sûr, vous reconnaîtrez dans les formules suivantes un article défini contracté
« Je parle des fleurs qui sont sur la table » (fleurs est défini par la proposition relative)
&
« je ne parle pas des fleurs qui sont sur la table »  (idem)

Donc, en ce qui concerne l’information donnée sur la girouette du car,
Ne prend pas de voyageurs,

il convient de reconnaître dans la préposition de un article indéfini pluriel et de procéder à son accord parfait,   C.Q.F.D…


Yves BARREME