Dès le XVIème siècle, l’empereur Charles-Quint (1500 - 1558) adresse une étonnante observation à son entourage lorsqu’il confie (in Au bonheur des mots, de Claude Gagnière, éditions Robert Laffont): " J’ai appris l’italien pour parler au pape, l’espagnol pour parler à ma mère, l’anglais pour parler à ma tante, l’allemand pour parler à mes amis et le français pour me parler à moi-même".
De même, lorsque le célèbre
aventurier et séducteur italien Giacomo
Casanova (1725 - 1798), dont nous avons déjà parlé dans un précédent
article, se met à rédiger son autobiographie alors qu’il s’est installé, au
seuil de la vieillesse, dans le château de Dux en Bohême, il décide d’écrire
son Histoire de ma vie en français. Pourquoi choisir la langue française pour
retracer son existence ? Il explique qu’écrire en français est pour lui
une façon de s’entretenir avec lui-même, d’entrer dans un dialogue éperdu et
vivifiant avec le jeune homme qu’il a cessé d’être, de se dédoubler en quelque
sorte pour mieux se raconter. Il souligne également (Histoire de ma Vie,
page 1386) que, pour lui, la langue française l’emporte sur les autres par la
"preuve de sa perfection",
perfection due, toujours selon lui, à "la clarté, dont la source est l’ordre même de la phrase française
dont dépend sa construction, toujours simple et exempte d’inversions".
Casanova, lui aussi et dès le XVIIIème
siècle, établit donc une relation entre la syntaxe de la langue
française (et singulièrement l’ordre des mots) avec l’évidence qu’il y a à
l’utiliser pour (se) raconter.
Nous avons déjà également noté
dans un autre article la rupture provoquée par René Descartes (1596-1650) dans la pensée rationnelle par son
« Je pense donc je suis »,
exprimé en français et qui n’est rien moins qu’une démarche de distanciation
vis-à-vis de soi-même, d’ailleurs peut-être insuffisante puisque cette pensée
de Descartes aboutit à considérer les animaux comme des êtres dénués de toute
pensée, des « animaux-machines ».
Descartes aurait peut-être pu éviter cet écueil s’il avait poursuivi plus avant
sa démarche de distanciation par un « J’ai
conscience que je pense, donc je suis », ce qui lui aurait permis
de laisser aux animaux la possibilité de penser. La pensée rationnelle ne relève-telle donc pas elle aussi d’un
processus de distanciation plus ou moins décalé ?
Si, comme chacun sait,
on
parle en langue maternelle et on écrit en langue étrangère, en français,
l’écart entre l’écrit et l’oral est particulièrement prononcé parce que justement la construction des
phrases et l’ordre des mots à l’écrit s’éloignent de l’immédiateté et de la spontanéité,
et exigent donc un recul, une prise de
distance vis à vis de soi-même qui favorisent également l’introspection. Bref, en français,
peut-être plus que dans d’autres langues, on n’écrit pas comme on parle et on
ne parle pas comme on écrit (sauf évidemment cas particuliers d’un discours ou
d’un exercice oratoire exigeant une scansion particulière). Cette propension à
la distanciation est illustrée par François Cavanna, dans son livre Mignonne,
allons voir si la rose… : "Très tôt, j’ai été frappé par ce que
j’appelle le vice littéraire : je vivais et en même temps je me regardais
vivre, je me racontais vivre, ou plutôt je m’imaginais racontant ce que je
vivais. Bien sûr, tout un chacun, plus ou moins intensément, connaît cela. Chez
moi, c’était très fort, presque obsessionnel. J’appréciais l’instant tout en le
vivant. J’en savourais l’incongru, le pittoresque, le dramatique… et je me le
décrivais comme dans les livres". Georges Brassens raconte à sa
manière le même processus (cité in Brassens ou la liberté, éditions
Dargaud) : "J’ai l’habitude de penser en proverbe ou en vers ; j’ai
toujours un vers ou deux qui me tombent du ciel et j’essaye, par mes chansons,
d’y trouver un prolongement. Pour La mauvaise réputation,
j’ai trouvé par hasard « les braves gens n’aiment pas que l’on suive une
autre route qu’eux ». Je l’ai noté dans mon carnet où je note tout
ce qui me passe par la tête ; et puis j’ai ajouté petit à petit des images et
des idées". L’écriture a aussi quelque chose à voir avec la
distanciation, ce qui explique sans doute en bonne partie l’extraordinaire
patrimoine littéraire de la langue française.
S’inscrivant dans une
démarche similaire, le Grec Paul Galligas (1814-1896), à la fois juriste
- il fut président de la cour de cassation d’Athènes -, financier - il fut
gouverneur de la Banque de Grèce -, homme politique - il fut plusieurs fois
ministre -, père fondateur de la nation grecque - il fut l’un des rédacteurs de
la constitution de 1864 -, écrivain - il publia en grec un traité de droit en
cinq volumes, un roman ainsi qu’une somme d’histoire byzantine en plusieurs
tomes,… - Paul Galligas, donc, tint toute sa vie un singulier journal intime
composé principalement de multiples citations et réflexions en diverses langues
(latin, grec ancien, grec moderne, allemand, français…), mais à chaque fois
qu’il emploie la première personne du singulier, c’est-à-dire qu’il exprime son
opinion, qu’il prend du recul, c’est systématiquement en français qu’il le
fait. L’esprit critique, si souvent associé à l’esprit français, n’aurait-il
pas également quelque chose à voir avec la distanciation ?
S’il faut faire référence à
une œuvre littéraire, parmi bien d’autres, qui illustre cette tendance à la
distanciation dans la langue française, donnons la parole à l’écrivain Arnaud de la Grange qui, dans le
journal La Croix du 7 août 2019,
place Le Rivage des Syrtes de Julien
Gracq (1910-2007) dans cette
perspective ; « A l’instar d’un
être humain, un livre peut vous changer… Le Rivage des Syrtes fut de
ceux-là. La lecture de ce roman a été un rite de passage à l'âge adulte. j'y ai
pris conscience de la puissance de la littérature, de sa capacité à vous
dépayser de vous-même, à révéler en vous des espaces inconnus… le Rivage des
Syrtes est un roman des limites, des brumes et de l'incertain… L’écrivain a
ce don incomparable de voir le monde et de le rêver, d'être en même temps
géographe et poète, attentif aux choses et détaché d'elles. Il a lui-même
qualifié son livre de « rêve éveillé »… Cette virtuosité onirique
doit sans doute beaucoup à la vie de Gracq. La création littéraire… suppose une
certaine forme de recul, de silence, de sortie du courant… C'est essentiel pour
le roman, me semble-t-il. Pour créer un monde nouveau et l'animer, il faut se
mettre un peu à l'écart de celui dans lequel on vit ».
Dans plusieurs articles
précédents, nous avons vu que de nombreux auteurs non-francophones étaient
passés et passent toujours à la langue française pour écrire, en invoquant ses
qualités propres et en soulignant le sentiment de libération qu’ils éprouvent à
s’exprimer dans notre langue. Comme le dit l’écrivain et poète néerlandophone,
également professeur à l’université de Leuven (anciennement Louvain) en
Belgique, Jan Baetens : "Tout le monde sait que je n’écris pas
en français par atavisme, par tradition familiale, par souci de distinction,
mais par une nécessité intérieure". Mais quelle relation peut-il y
avoir entre cette nécessité intérieure et la langue française ? La réponse
qu’il apporte pour notre langue est
toute simple : "la beauté d’une langue est surtout une question de
syntaxe". L’écrivain cubain Eduardo
Manet exprime à sa manière le même cheminement : « Lorsque j’ai décidé
de changer de langue, je maîtrisais parfaitement l’anglais et j’aurais pu
l’adopter très facilement, mais c’est le français qui m’est apparu comme la
langue de l’écriture et de la liberté ».
Alain SULMON,
Délégation du Gard