Promotion et rayonnement de la langue française.

Maintenir la qualité de notre langue, sans laxisme ni purisme.

Le français, langue de la Raison



 Lorsqu’en 1637,  René Descartes rédige le discours de la méthode, il l’écrit en français, contrairement à tout ce qui se pratiquait avant lui en matière de philosophie, de sciences et de techniques, abandonnant le latin presque exclusivement utilisé jusque là dans les domaines du savoir, Ce faisant, il crée une véritable rupture dans la pensée occidentale, et pas seulement du point de vue linguistique, car il invente une nouvelle forme de réflexion fondée sur la Raison et qu’on appelle encore aujourd’hui la pensée cartésienne, celle-ci consistant à développer une philosophie du doute et à construire le savoir sur des fondements certains : « Je pense , donc je suis ».

Mais pourquoi s’exprimer en français ? Descartes nous donne la réponse dans la sixième partie de son ouvrage : « Et si j'écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu'en latin, qui est celle de mes précepteurs, c'est à cause que j'espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure, jugeront mieux de mes opinions, que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens ». Ainsi donc, c’est parce qu’il veut s’adresser à la Raison naturelle toute pure de ses lecteurs qu’il publie en français et crée une nouvelle forme d’expression philosophique.  Mais pourquoi le français s’impose-t-il à lui pour, désormais, devenir la langue de la pensée rationnelle ?

Cent cinquante ans plus tard, en 1784, l’Académie de Berlin publie les résultats du concours lancé l’année précédente sur le thème : "Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle". Deux premiers prix ex-æquo sont attribués, l’un à l’Allemand Johan-Christoph Schwab (1743-1821) et l’autre au Français Antoine de Rivarol (1753-1801). Intéressons-nous à un passage tiré de l’exposé d’Antoine de Rivarol qui concerne les particularités syntaxiques de la langue Française et qui nous apporte déjà un élément de réponse à la question posée : "Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et des autres langues modernes, c’est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit être direct et nécessairement clair. Le Français nomme d’abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui constitue le sens commun. Or cet ordre, si favorable, si nécessaire au Raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l’objet qui frappe l’esprit. C’est pourquoi tous les peuples, abandonnant l’ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l’harmonie des mots l’exigeaient ; et l’inversion a prévalu sur la terre, parce que l’homme est plus impérieusement gouverné par les passions que par la Raison. La langue française, par un privilège unique, est seule restée fidèle à l’ordre direct, comme si elle était toute Raison, et on a beau par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair n’est pas français. Pour apprendre les langues à inversion, il suffit de connaître les mots et leurs régimes ; pour apprendre le Français, il faut d’abord retenir l’ordonnancement des mots."

Lorànt Deutsch nous rappelle l’origine de cette construction de la phrase française dans son livre Romanesque ou la folle aventure de la langue française (p. 157) : «Conséquence de la déclinaison, l'ordre des mots dans la phrase latine est presque totalement arbitraire… venator occidit laporem « le chasseur a tué le lapin », ou laporem occidit venator, c'est du pareil au même. Quelle que soit la manière dont on aligne ces trois mots latins, la phrase ne change pas de sens puisque celui-ci est déterminé par la déclinaison alors qu’en  français la place des mots est essentielle. Que je dise « le chasseur a tué le lapin » ou « le lapin a tué le chasseur », ce sont également les mêmes mots mais nous passons du récit d'une battue dans les champs à la dimension onirique d’une chanson de Chantal Goya ! Voilà comment on s'est encore éloigné du latin ».

Prenons un autre exemple pour bien comprendre la relation entre l’ordre des mots en français et la pensée rationnelle : la place de l’adjectif. Contrairement à beaucoup d’autres langues, l’adjectif en français se positionne après le nom auquel il se rapporte et non devant, mais il est toujours grammaticalement possible de le remettre avant, soit pour en changer le sens : un grand homme n’est pas forcément un homme grand (cependant le sens premier de l’adjectif se situe bien en aval et pas en amont), soit pour créer un effet de style : examinons un vers de Victor Hugo tiré de La légende de la nonne (1828) et mis en musique par Georges Brassens « Enfants, voici les bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers ». On voit bien ici que l’adjectif rouge mis devant le substantif  tablier a pour but d’exacerber la couleur censée exciter les bœufs tandis que l’objet lui-même, le tablier, devient secondaire par rapport à la sensation qu’il provoque (il pourrait aussi bien s’agir de chemises, de foulards, de mouchoirs, etc.). Si Victor Hugo avait écrit « cachez vos tabliers rouges », il aurait respecté l’ordre habituel des mots dans la phrase française et l’objet (donc ce qui est objectif) aurait été premier devant l’adjectif (donc ce qui est qualitatif et forcément subjectif puisque de l’ordre du ressenti), ce que justement il ne voulait pas, en l’occurrence « parce que l’homme est plus impérieusement gouverné par les passions que par la Raison » comme l’a écrit Rivarol. 

Ainsi donc, pour Philippe Lalanne-Berdouticq (Pourquoi parler français aux éditions Fleurus), la spécificité de la langue française tient au fait qu’en remplacement des déclinaisons, l’ordre des mots complété par les signes de relation entre eux, tient lieu de logique : "Les langues germaniques et l’anglo-saxon vont du général au particulier et du tout à la partie, la marche française qui va du particulier au général est celle même de l’esprit scientifiqueLes signes de relation et l’ordre des mots français lui donnent son irremplaçable précision " Et c’est pourquoi, « Tout au long des  XVII° et XVIII ° siècles s’avanceront, exprimés en français, la pensée rationnelle et ses fruits scientifiques".

Alain Sulmon,
Délégation du Gard

Ne prend pas de voyageur...!


NE  PREND  PAS  DE  VOYAGEUR_ … !


De plus en plus, nous voyons affichée sur le sommet avant de nombreux autobus rentrant au dépôt, l’indication « Ne prend pas de voyageur_».

Une certaine logique pourrait excuser ce genre d’atteinte portée à l’orthographe dans cette annonce, sans doute précieuse, du moins pour le chauffeur qui termine alors son service ! En effet, le singulier pour le mot voyageur a semblé s’imposer à celui qui en a conçu l’affichage puisqu’il n’y aurait pas un seul voyageur. Mais c’était ignorer certains impératifs grammaticaux qui se sont imposés de longue date, concernant la nature et la valeur de la très ancienne préposition de.

Souvent, on nous expliquait le recours au pluriel en déclarant : « s’il y en avait, il y en aurait plusieurs »… Soit, mais pour mieux saisir la règle qui s’impose, une analyse plus rigoureuse doit être faite à la lumière, certes un peu légère ici, de l’histoire de notre langue.

Cette préposition de, en latin, était suivie de l’ablatif, c’est-à-dire, d’une forme qui marquait une origine d’abord spatiale, avec souvent une idée de séparation, d’éloignement, de privation, de suppression, et même la cause, celle-ci au sens aristotélicien d’origine, en tant que source d’existence d’un objet ou d’un fait… (cf. l’explication de l’existence d’une chose par les quatre causes , matérielle, formelle, efficiente, finale)
    (N.B.) On retrouve cette idée de séparation où d’éloignement dans le verbe « céder », s’en aller, s’éloigner… qui ne saurait s’appliquer à des personnes mortes brutalement, tuées lors d’un accident, comme l’emploient « pudiquement » sans doute, nos journalistes.

On n’est donc pas surpris de trouver dans la traduction du Nouveau Testament de saint Jérôme (IV-V° s.) l’utilisation de cette préposition de avec une valeur cette fois plus partitive, dans le récit des Vierges folles :
            « Date nobis de oleo vestro »  = donnez-nous de votre huile, (st. Matthieu 25, 8)
« de » faisant apparaître implicitement l’origine de cette partie, « votre huile », avec une valeur à la fois partitive et indéfinie.

Deux choses méritent d’être précisées au sujet des articles de et des en se référant à l’histoire de notre langue.

1 -La préposition de est devenue ainsi dès le plus Ancien français un article partitif. Ex : « boire de lait », de vin…
On le retrouve sous cette forme encore aujourd’hui pour introduire un complément ou un attribut désignant une matière,  une chose ou une idée, que l’on ne peut ou ne veut diviser, dans certaines tournures anciennes qui nous sont parvenues :
Ex : « il se nourrissait de fromage et de viande ».
     Ou :            « C’est de bon raisonnement ! de bonne philosophie ! de bonne facture »…
Vous saisissez bien que fromage et viande, ici au singulier, ne désignent que des collectifs de matière.
Mais certes, à côté de cela, on eût pu employer le pluriel, pour souligner la multiplicité des viandes et des fromages, faisant ainsi apparaître une distributivité ou une multiplicité des espèces ou des qualités.
  Ex : « il se nourrissait de fromages et de viandes »
De est ici un déterminant ou article indéfini pluriel, à valeur partitive.
Mais, d’une manière plus actuelle, moins relevée, nous dirions :
« Il prenait des viandes et des fromages pour se nourrir de protéines.
Remarquons ici que dans cet exemple, des se présente sous l’angle de l’indétermination, de l’in-défini.

Or, si l’article indéfini un, une avait un pluriel uns, unes qui subsiste dans les pronoms indéfinis « les uns, les autres », « quelques uns, quelques unes », cette forme d’indéfini pluriel s’est estompée au profit de la préposition de devenue article indéfini pluriel.
Cette forme  s’est imposée et s’impose toujours dans une tournure négative..
             l’indication « il n’y a pas de voyageur… »
 doit impérativement prendre la marque du pluriel.

Retenons : dans une forme négative l’article indéfini DE déterminant des objets ou des êtres nombrables s’impose encore à la place de  des et doit être suivi d’un pluriel.

2 – La préposition de est aussi entrée à la fin du Moyen Age en combinaison ou en « contraction » avec les articles définis pour nous donner au XVI° s. des articles définis contractés :
au singulier : de + le = del, puis du ;
Ex : comme aujourd’hui : « à l’orée du bois… »
Au pluriel : de + les = des.
             Ex : au milieu du XVI°s. : « France, mère des arts, des armes et des lois… » J. Du Bellay.
(Noter qu’à partir de cette époque la préposition de contenue dans l’article défini pluriel se répète comme aujourd’hui ainsi que les prépositions à et en…).

L’emploi de la préposition de à valeur « partitive » jouxte souvent une valeur « indéfinie » précisément plurielle.
     Ex : « il parle de gens qu’il ne connaît pas. »
On ne s’étonnera donc pas de le voir encore apparaître dans certaines constructions pour supplanter l’article indéfini pluriel contracté des.
En effet, l’emploi de la forme de s’impose encore aujourd’hui à la place de la forme des dans une phrase négative où le déterminant peut être partitif ou indéfini :
Ex : « Prenez-vous du fromage ? » -Non, merci, je ne prends pas de fromage. (valeur partitive)
       « Y a-t-il des filles dans votre groupe ? »  - « Non, il n’y a pas de filles dans le groupe ». (Valeur indéfinie)
On pourrait cependant dire « il n’y a pas des filles, comme vous le dites, mais une  pour souligner ainsi une opposition par un adjectif numéral :   un, une = 1
Bien sûr, vous reconnaîtrez dans les formules suivantes un article défini contracté
« Je parle des fleurs qui sont sur la table » (fleurs est défini par la proposition relative)
&
« je ne parle pas des fleurs qui sont sur la table »  (idem)

Donc, en ce qui concerne l’information donnée sur la girouette du car,
Ne prend pas de voyageurs,

il convient de reconnaître dans la préposition de un article indéfini pluriel et de procéder à son accord parfait,   C.Q.F.D…


Yves BARREME

Toutes les voix du monde (3)


             En français, toutes les voix du monde (3)

Après le continent américain, après l’Extrême-Orient, regarder vers le Proche-Orient, c’est nous tourner vers une partie du monde imprégnée de culture française et encore habitée par une francophonie latente. L’écrivain d’origine turc Metin Arditi, né en Ankara en 1945 (La Confrérie des moines volants paru chez Grasset en 2013), nous le rappelle : « Peut-être faut-il être né en Orient pour prendre la pleine mesure de ce que la culture française a occupé comme place dans le monde », et d’ajouter « Mon père parlait turc, allemand (très bien), ladino (le castillan mêlé de mots turcs) et grec. Ma mère parlait turc et ladino. Ma gouvernante Autrichienne parlait allemand et turc mais, entre nous, nous parlions français… pour nous tous, la seule vraie langue était le français, la seule vraie culture était la culture française » (journal La Croix du 10 juillet 2017). Encore aujourd’hui, en Turquie, en Syrie, au Liban, en Egypte, (pour des raisons de commodité et de positionnement géographique, nous placerons l’Egypte et la Turquie au Proche-Orient), plus de quatre cent mille élèves continuent, non pas d’apprendre le français au cours leurs études – ils sont bien plus nombreux à le faire – mais de poursuivre tout ou partie de leurs études en français. En Irak, en Iran, en Afghanistan, l’intelligentsia a longtemps regardé vers la France et continue de le faire. L’Irakienne Maha Al Haidar, née en 1971 à Bagdad, en donne une bonne illustration : A l’université, « on me proposait l’anglais que je connaissais déjà et le français que je ne connaissais pas, j’ai choisi le français…Ce fut une rencontre qui m’a ouvert de nouveaux horizons, comme libérée d’une forme de carcan… Votre culture m’a ouvert les yeux sur un ailleurs, une autre manière d’être au monde alors que je vivais sous la dictature et dans un environnement très religieux… le français a changé ma vie… La vie intellectuelle en Irak doit beaucoup à la France… » (journal La Croix du 15 mai 2017).

A partir de ce constat, on peut citer le nom quelques-uns des écrivains francophones – deux ou trois par nationalité pour ne faire trop long – originaires de cet « Orient compliqué » dont parlait le général de Gaulle et que décrit le Palestinien de nationalité égyptienne Elian-j Finbert : « Voici des musulmans, des Arméniens, des Juifs, des Syriens et bien d’autres, familles d’esprit aux contrastes et aux oppositions innombrables, qui se sont pliés à une même règle et ont accepté une discipline semblable, celle de la langue et de la culture françaises » (cité in Le français, terre Hospitalière de Joseph Boly, éditions M.E.O) : Les Libanais Vénus Khoury Ghatta, Salah Stétié, Amin Maalouf (prix Goncourt en 1993 pour Le Rocher de Tanios, élu à l’Académie Française en 2012)…, les Egyptiens Andrée Chedid (mère du chanteur Louis Chedid et grand-mère du chanteur - M - c’est-à-dire Mathieu Chédid), Out-El-Kouloub, Ahmed Rassim, ... les Palestiniens Ibrahim Souss, Elias Sanbar, Raymonda Tawil (dont la fille a épousé Yasser Arafat), les Iraniens Daryush Shayegan, Chahdortt Djavann (Comment peut-on être français ? Flammarion, 2006), Sorour Kadmaï, Marjane Satrapi, … les Syriens Kamal Ibrahim, Ali Ahmed Saïd Esber (dit Adonis), Myriam Antaki, … les Turcs Seymus Dagtekin (A la source, la nuit, Robert laffont, 2006 - mention spéciale du Prix des cinq continents de la francophonie -), Sedef Ecer, Ugur Aktas, les Israéliens André Chouraqui, Freddy Etan, Chochana Bokhobza, etc. Ajoutons-y pour terminer l’Afghan Atiq Rahimi (prix Goncourt 2008 pour son roman Syngué sabour. Pierre de Patience) qui nous explique : « Quand je suis rentré dans mon pays en 2002, j’ai retrouvé ma culture et… l’envie d’écrire en Français. Je n’arrivais pas - je ne sais pas pourquoi - à aborder certains sujets dans ma langue maternelle. La langue française m’a donné la possibilité de m’exprimer librement ». Evidemment cette liste est très loin d’être exhaustive : rien que pour l’Egypte, songez que la seule bibliothèque Sainte Geneviève à Paris dispose de plusieurs centaines d’ouvrages écrits en français par des auteurs égyptiens et l’on considère qu’il y a actuellement près de deux millions d’égyptiens qui parlent couramment notre langue. 

Le même phénomène, celui que nous avons eu l’occasion de noter avec la vietnamienne Anna Moï dans le précédent article, et que l’on pourrait qualifier d’appropriation de la langue française par les autochtones, apparaît fortement dans cette région du monde. Le journal La Croix du 31 juillet 2017, sous le titre « Le Liban, gardien dévoué du français »,  insistant sur le fait que « le français se maintient devant l’anglais et l’arabe, qui pourtant sont en pleine expansion en librairie », nous en donne deux illustrations parmi d’autres : une journaliste trilingue de radio-Liban (arabe, français, anglais) s’emporte contre les anglicismes qui s’immiscent là-bas comme ici dans notre langue : « Pourquoi dire flop plutôt qu’échec ? Pourquoi start-up plutôt que jeune pousse ? » s’irrite-t-elle et ajoute que ce mélange « dénature » le français, « notre vocabulaire s’affaiblit et ainsi c’est une culture qui se perd ». Autre exemple, la libraire Tania Hadjithomas Mehanna s’est battue pour faire entrer le mot « Beyrouthin » dans le dictionnaire : « Dès que je tapais le mot Beyrouthin sur mon ordinateur, le mot était souligné en rouge, cela m’agaçait ! Londonien est bien dans le dictionnaire alors qu’on ne parle pas français à Londres ! ». 

Nous verrons dans notre prochain article, où nous explorerons le continent africain, combien cette identification à la langue française est devenue puissante aussi dans cette autre partie du monde où notre langue a toujours exercé une grande influence, mais avant de quitter l’Orient, redonnons la parole à Naïm Kattan, natif de Bagdad, pour bien comprendre cette relation particulière qui lie beaucoup d’orientaux à la langue française : « Avec l’anglais, j’entretenais un rapport fonctionnel et, pour ainsi dire, neutre. J’avais acquis le français dans l’émotion et, pourquoi ne pas le dire, avec amour. En plus d’être la langue de la découverte, elle était pour moi la langue de l’ouverture et de la liberté » (Revue des deux mondes, nov.- déc. 2001).


Alain Sulmon,

Délégation du Gard

Toutes les voix du monde (6)


Toutes les voix du monde (6)


Depuis mille ans, la langue française exerce son influence de manière récurrente sur l’Europe et le monde occidental (et même au-delà). En voici quelques exemples concrets : dès le XIIème siècle, on parle français autour de la Méditerranée, dans les Balkans, en Morée (Péloponnèse), à Chypre, etc., notamment sous l’influence des templiers dont le français était la langue qui fédérait les huit  «Maisons » linguistiques (France, Provence,  Auvergne, Aragon, Castille, Angleterre, Allemagne et Italie), ce qui explique d’ailleurs que la majorité des grands maîtres était issue de la noblesse française. Léon II le Grand, roi d’Arménie, fait du français la langue officielle de son royaume durant toute la durée de son règne (1198-1219). En 1245, eut lieu la première conférence internationale au sommet réunissant l’Orient et l’Occident, conférence à laquelle participèrent, entre autres,  le roi Louis IX, les princes d’Aragon et de Castille, l’empereur de Constantinople, le pape Innocent IV, ...  Le compte rendu de cette rencontre, conservé aux archives de Mâcon, y fut rédigé en français. Rappelons aussi que le français, à cette époque, est la langue officielle de l’Angleterre et le restera jusqu’à la fin de la guerre de cent ans au XVème siècle.


L’influence du français, qui n’est pourtant guère parlé à l’époque que dans une petite moitié nord de la France, se confirme tout au long des siècles suivants. Ainsi, on sait avec certitude que le Livre des merveilles (appelé aussi  Devisement du monde) écrit par Marco Polo en 1298 à son retour de Chine fut rédigé en (ancien) français, et un philosophe italien du XIIIème siècle, Brunetto latini, qui fut aussi chancelier de la république de Venise, a pu écrire : « la parlure de France est la plus délectable et la plus commune à toutes gens ».


Progressivement, la langue française va donc devenir la langue de l’Europe. Marc Fumaroli de l’Académie Française le rappelle dans son livre Quand l’Europe parlait français (paru en 2014 en Livre de Poche). Du XVIIème siècle jusqu’à la première moitié du XXème, le français sera considéré comme la langue principale de la pensée et de la culture européennes. Marc Fumaroli affirme que, grâce aux Lumières françaises,  « c’est l’une des périodes les plus optimistes que l’histoire du monde ait connues » qui va se répandre sur toute l’Europe.  Lorsque Le célèbre aventurier et séducteur italien Giacomo Casanova (1725 - 1798) se met à rédiger son autobiographie, il décide d’écrire son Histoire de ma vie en français et s’attelle à un long travail d’écriture qui lui prendra plus de cinq ans et comptera au total douze volumes ! Il se trouve que Casanova a expliqué pourquoi il avait choisi la langue française pour retracer son existence : écrire en français est pour lui une façon de s’entretenir avec lui-même, d’entrer dans un dialogue éperdu et vivifiant avec le jeune homme qu’il a cessé d’être, de se dédoubler en quelque sorte pour mieux se raconter. Il souligne également (Histoire de ma Vie, page 1386) que, pour lui, la langue française l’emporte sur les autres par la "preuve de sa perfection", perfection due, toujours selon lui, à "la clarté, dont la source est l’ordre même de la phrase française dont dépend sa construction, toujours simple et exempte d’inversions". Casanova, qui a choisi de vivre sa vie comme une fête permanente, considère que la conter en français, c’est manifester son appartenance au spectacle du "grand théâtre du monde", car, "parler français, c’est se parer comme pour une fête".


Est-il-utile de rappeler qu’en 1783, l’Académie de Berlin lance un grand concours international dont le sujet est le suivant : « Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ?». Deux premiers prix ex-æquo sont attribués, l’un à l’Allemand Johan-Christoph Schwab (1743-1821) et l’autre au Français Antoine de Rivarol (1753-1801).


Ce rapide rappel historique nous conduit inévitablement à la question suivante : qu’en est-il donc de la langue française en Europe en ce début du XXIème siècle ? Rappelons tout d’abord que l’influence et l’attirance de la langue française se sont prolongées tout au long du XXème siècle comme en témoignent le Polonais d’origine Guillaume Appolinaire né Wilhelm de Waz-Kostrowich, les Russes Romain Gary né Roman Kacew, Elsa Triolet née Elsa Kagan, Henri Troyat  né Lev Tarassov (élu à l’Académie Française en 1959) ou encore Irène Nemirovski, le poète autrichien Rainer-Maria Rilke (lisez donc les admirables recueils de Poèmes Vergers et Quatrains Valaisans écrits en français), les Roumains Eugène Ionesco (élu à l’Académie Française en 1970) ou Emile Cioran, les Espagnols Michel del Castillo ou Jorge Semprun, l’Irlandais Samuel Beckett (prix Nobel de littérature en 1969 ), pour ne citer qu’eux…


 Mais aujourd’hui où en sommes-nous ? Eh bien, il y a encore un foisonnement d’auteurs européens qui s’expriment toujours en français. Voici quelques exemples : les Danoises, Pia Petersen, polyglotte, (un livre de chair aux éditions Actes Sud) qui nous dit "J’écris en Français parce c’est une langue ouverte, où il y a toujours un mot à ajouter, toujours quelque chose à négocier… En français, on peut toujours plier un mot dans un sens ou un autre" ou Malene Rydahl (Heureux comme un Danois chez Grasset - 2017) qui publie ses livres en français « en reconnaissance du formidable accueil reçu dans votre pays », La slovène Brina Svit complète : « Le Français m’a apporté une liberté, une franchise, une sensation d’être un écrivain très jeune ; je suis tout le temps en train d’apprendre » , les Hongroises Eva Almassy ou Agota Kristof, le Tchèque Milan Kundera, les bulgares Julia Kristeva et Rouja Lazarova (sur le bout de la langue éditions 00h00.com), le russe Andrei Makine (élu à l’Académie Française en 2016), qui déclare "la langue française est la langue littéraire par excellence parce qu’elle est débarrassée du prosaïque et du vulgaire", le Polonais Grzegorz Rozinski qui s’est passionné pour la Bande dessinée d’expression française, les Grecs Dimitri Analis (éloge de la proie)  Vassili Alexakis (la langue maternelle), l’Albanaise Ornella Vorpsi (l’été d’Olta), l’Anglais Percy Kemp (la promesse d’Hector), l’Espagnole Mercedes Deambrosis (Juste pour le plaisir chez Buchet-Chastel) qui confie que l’acte d’écrire en français la libère : « Bizarrement, je n’arrive pas à écrire mes romans en espagnol, je ne peux le faire qu’en français », et combien d’autres… Ajoutons-y tout de même les Italiens Giulio Minghini (Coupes sombres paru au Seuil) et Umberto Eco qui écrit ses romans en italien (Le nom de la rose) mais qui a dirigé pendant plusieurs années au Collège de France un atelier sur la "Recherche de la langue parfaite dans l’histoire de la culture européenne". Pour une langue que certains estiment en régression, excusez du peu ! Dans un récent article paru dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles (13 septembre 2018) le journaliste Philippe Marteret, à propos de l’écrivain slovène Boris Pahor, le définit : « francophile et francophone, comme tout véritable européen ».


En Hongrie où le français est l’une des quatre langues les plus enseignées avec le russe, l’anglais et l’allemand, l’ambassade de France à Budapest a lancé récemment une enquête pour comprendre les raisons pour lesquelles le français restait aussi attractif. Le résultat est significatif et encourageant : la langue française est en effet la seule de ces quatre langues à ne pas être apprise pour des raisons économiques et/ou professionnelles. On l’apprend pour elle-même, c’est-à-dire pour sa beauté, sa richesse, son patrimoine et les valeurs qu’elle représente. Certes on peut considérer qu’il s’agit autant d’une faiblesse que d’une force puisqu’elle ne peut rivaliser économiquement et démographiquement, au moins actuellement, avec d’autres idiomes. Cependant même si les projections en matière de population nous annoncent que la France (re)deviendra le pays le plus peuplé d’Europe au cours du XXIème siècle, comme aucune langue ne devrait plus jouer un rôle hégémonique de l’Atlantique à l’Oural, le français, dans cette région du monde éminemment multilingue, aura d’abord vocation à apporter sa contribution à la diversité des langues et des cultures, c’est-à-dire à la bonne santé intellectuelle du vieux continent, tandis que l’uniformité linguistique imposée par le seul contexte économique manifesterait l’évidence de son appauvrissement.



Alain Sulmon,

Délégation du Gard