« Non, l’anglais ne doit pas
remplacer le français ! »
Dans le journal Le Monde des 27 et 28 janvier
2019, une centaine d’écrivains, de journalistes et d’artistes se sont indignés
de l’emploi abusif d’anglicismes dans notre langue à l’occasion du salon du
livre de Paris et ont fait paraître un article sous le titre ci-dessus. En effet
les termes « littérature Young
adult, bookroom, brainsto, bookquizz » ou encore « photobooth» y étaient mis à l’honneur (ou
au déshonneur !) et ce collectif a voulu provoquer un sursaut salutaire
dont cet article pourrait être le déclencheur. Pourquoi lui donner
raison ?
En premier lieu, on peut tordre le cou à cet argument
fallacieux couramment avancé selon lequel
les anglicismes correspondraient à une évolution normale de notre langue
car qu’est-ce qu’une évolution sinon un processus lent, progressif et
interne ? Mais l’utilisation abusive des anglicismes est un phénomène
brutal, massif et externe qui n’a rien d’une évolution, c’est une invasion qui
ne dit pas son nom ! Et une invasion qui renvoie à l’attitude de
subordination à l’anglicisation de notre culture manifestée par de nombreux
milieux, dont les médias, et dénoncée avec vigueur dans l’article en question.
Par ailleurs, une évolution correspond normalement à une
amélioration fonctionnelle d’une espèce ou d’une fonction. Or la plupart du
temps, ces anglicismes importés entraînent un appauvrissement, pour ne pas dire
un assèchement, de notre langue. Prenons quelques exemples entendus à la télévision
ou à la radio ; nous pouvons être souvent agacés et choqués par les
commentaires de journalistes truffés d'anglicismes sans raison puisque ces
anglicismes viennent la plupart du temps remplacer des mots français
existants : Pourquoi, en biathlon ou dans d’autres sports employer
constamment le vocable anglo-saxon « mass-start » alors qu'en
Français, il s'agit tout simplement de la course en ligne ;
franchement la course en ligne, c'est un mot beaucoup plus signifiant et
beaucoup plus dynamique qu'un groupe informe rassemblé au départ d'une course (la
« mass-start » ou le départ
groupé) ; quand on parle de course en ligne, pour ma part, je vois
une tentative d’échappée dans une étape du Tour de France, je vois quelques Ethiopiens
caracoler en tête d'une course à pied (et non de « running ») et, pour ce qui concerne le biathlon, je vois un
groupe d’athlètes patiner élégamment en file indienne chaloupée sur la
neige d’un paysage tout blanc et ensoleillé. Je ne vois rien de tout cela quand
j’entends parler de « mass-start »,
mot qui ne me parle pas, qui n’a pas d’épaisseur puisqu’importé d’une
sémantique externe, expression pourtant répétée mécaniquement par les
commentateurs comme un terme passe-partout (« mass-start » à la crème ?), illustrant une méconnaissance
de notre si belle langue, pas seulement de notre langue d’ailleurs puisque le
biathlon est une épreuve qui fut imposée par Pierre de Coubertin aux jeux
olympiques (comme le pentathlon moderne) pour perpétuer une tradition d’origine
militaire. Celui-ci se retournerait probablement dans sa tombe s’il entendait
parler de « mass-start »
pour cette compétition qu’on appelait alors la Patrouille militaire.
Il y a encore bien d'autres vocables anglo-saxons qui
pourraient être évités. Pourquoi parler à l’envi de « Start-list » par exemple alors qu’il s'agit de simplement la liste
de départ, ou encore pourquoi s’exclamer devant un beau « finish » quand on ferait
mieux de parler d'un superbe final ? Pourquoi utiliser le mot « coach » à tout bout de champ
(d’autant que le mot « coach »
vient tout droit du vocabulaire de l’équitation française : coche, cocher) quand il serait plus
précis et plus pertinent de parler d’entraîneur, de sélectionneur, de conseiller
technique, de préparateur, d’instructeur, de moniteur, voire pour sortir du
seul langage sportif : de guide ou de mentor, etc. ?
Il est par ailleurs regrettable que les personnes, notamment
les journalistes ou les publicitaires, qui emploient ces anglicismes soient de
plus en plus incapables d’utiliser leurs équivalents en français, tout
simplement parce qu’ils ne les connaissent
plus.
Récemment, la société Havas
Voyage interpellée pour sa dénomination de travel Planer (non
traduite sur ses documents au départ mais exprimée, depuis une intervention
d’une association de défense de la langue française, en français comme organisateur
de voyages, précédée d’un astérisque et en très petits caractères) pour
désigner ses conseillers en voyages. La justification obtenue est
stupéfiante : on emploie l’anglais, nous dit-on, pour mieux
souligner la compétence professionnelle des salariés en question ! Billevesée !
Est-ce donc que cela signifie pour ces gens que la langue française ne fait pas
assez « professionnelle» ?
Depuis quand, notre si belle langue, ne serait-elle plus capable d’exprimer ce
qui est professionnel ? Et faut-il accepter cette rétrogradation de notre
langue par des gens incapables de bien l’employer ? Dans un entretien
récent accordé au journal La Croix,
Patrick Grainville, à la suite
de son élection à l’Académie Française, disait que ces anglicismes étaient en
réalité du « chiqué » (sic !). Eh bien oui, Travel Planer,
c’est du toc !
Prenons un autre exemple : une entreprise du sud de la
France est en train d’essayer de commercialiser un boîtier informatique
(qu’elle a appelé évidemment « box ») et a bâti un « pitch »
(comme ils disent !) pour
illustrer son montage vidéo composé de diapos, qu’elle appelle bien sûr des « slides»
(comme ils disent !). Non seulement, dans cette entreprise, personne ne
connaissait les termes français mais on y était incapable de conceptualiser le « process »
(comme ils disent !) en français. C’est un littéraire
appelé à la rescousse qui l’a formulé : dématérialisation de
pièces comptables, titre qui apparaît maintenant en grand sur l’argumentaire
(et non « pitch » employé aussi par ailleurs dans les médias
pour désigner un scénario, un résumé,…). Récemment, à la télévision, un acteur
bien connu était interrogé par un journaliste qui lui demandait, à propos de
son dernier film, comment s’étaient passés les derniers « castings ».
Interloqué, l’acteur en question, a repris la question en la reformulant :
il s’agissait des derniers essais ! Observez que le mot « casting »
sera aussi employé pour les sélections, c’est-à-dire les auditions, et
on utilisera encore cet anglicisme pour désigner la distribution des
rôles (ce film réunit un fabuleux casting !). Casting utilisé
indifféremment pour essais, audition, distribution,… quelle perte
de précision et quel appauvrissement du vocabulaire !
Permettez-moi de faire appel à un autre journaliste, François
Cavanna, vous savez le fondateur de Hara-Kiri et Charlie-Hebdo,
pourtant peu suspect de franchouillardise, qui a écrit une très belle
déclaration d’amour à la langue française dans un livre intitulé Mignonne,
allons voir si la rose,… (éditions Fayard ou livre de poche) et
qui déclare à propos des anglicismes (p.15 ) : « Je n’aime pas que
l’on méprise ce que j’aime. C’est mépriser le français que de préférer à ses
mots, des mots étrangers, c’est avoir honte de sa propre langue, et donc de ce
qu’on est soi-même, que de se gargariser de vocables américains… ».
On reproche parfois
(souvent ?) à ceux qui refusent cette invasion des anglicismes d’être des
puristes, des passéistes, des attardés, des ringards (« est ringard
quiconque n’a pas la bouche débordante de mots en -ing » écrit Cavanna
à la page 128 de son livre), mais on ne peut ignorer que de nombreuses
personnes sont démunies devant ce jargon
incompréhensible. Si vous écrivez dans un journal, une revue, si vous parlez à
la radio, à la télévision, n’avez-vous pas à faire l’effort de vous faire
comprendre de tous ? Est-ce si ringard de vouloir stimuler ou
renforcer l’esprit d’équipe plutôt que de booster le team-building ?
Utiliser un vocabulaire français, c’est un droit, sinon un devoir, car chacun a
le droit de comprendre. Ce droit de comprendre a un corollaire :
le droit de ne pas comprendre une langue étrangère, que ce soit l’anglais,
le serbo-croate ou le patagon. Cette référence constante à une sémantique
exogène est également insupportable parce qu’elle exclut une grande partie de
la population. Considérer que tout le monde comprend ou doit comprendre ces mots
anglais employés sans retenue (et sans même les traduire) est un affront et une
blessure portés à toute cette population que l’on rabaisse.
Allons plus loin, parfois même des personnes se débrouillant
en anglais doivent s’efforcer de deviner, quelquefois sans succès, la
traduction de termes ou expressions anglo-saxons parfaitement abscons. Ainsi en
est-il par exemple de l’expression « start-up nation
business friendly » incompréhensible pour la très grande majorité de la
population. Savez-vous pourquoi l’Académie française a été créée au 17°
siècle ? Entre autres, pour unifier notre langue dans le temps et dans
l’espace et permettre aux générations de se comprendre. Si vous lisez les
textes classiques sans difficulté (par exemple ceux de Racine, Molière,
Corneille,…), c’est parce que la langue a été fixée à cette époque et que,
depuis, elle nous reste accessible. Essayez donc de lire dans le texte les
livres de Rabelais, pourtant considéré comme le plus grand écrivain français
par le Franco-Mauricien prix Nobel de Littérature J.M.G. Le Clezio, vous verrez
que ce n’est pas facile, parce que Rabelais a écrit son œuvre avant que la
langue n’ait été normalisée. De la même manière les vocables anglais plaqués
dans notre langue ne correspondent ni aux sons, ni aux prononciations, ni à
l’orthographe de notre langue. Redonnons la parole à Cavanna
(p.226) : « Moi qui hais les traditions, car toutes sont stupides
et attrape-couillon, je me ferais hacher menu pour que vive et prospère le
français. Justement pas pour la tradition. Mais pour la céleste,
l’invraisemblable harmonie de cette langue qui a vraiment eu de la chance de
devenir aussi belle, au point de tourner ses erreurs de parcours à son
avantage. Mais où est-il donc le peuple béni qui, au long des siècles, a
façonné cette merveille ? A-t-il vraiment disparu, et sont-ce ses descendants,
ces arrivistes pète-sec aussi fermés à la véritable beauté que la serrure de
leur attaché-case ? » (ou, ajouterais-je volontiers, que le
clavier de leur ordinateur).
L’inondation
d’anglicismes déstructure notre langue et pas seulement d’un point de vue
sémantique. C’est vrai aussi du point de vue syntaxique. Par exemple, l’ordre
de mots dans la phrase française n’est pas spontané et ce n’est pas pour
rien que la langue française est considérée comme la langue de la Raison.
En voici une illustration : Vous connaissez bien sûr l’OTAN, ou Organisation
du traité de l’Atlantique Nord ? Comment dit-on en Anglais ? NATO
ou encore North Atlantic Treaty Organization. L’ordre des mots en
anglais est exactement inverse à celui du français. Cela n’est évidemment pas
neutre.
En 1784, l’Académie de
Berlin publie les résultats du concours lancé l’année précédente sur le thème :
"Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ?".
Deux premiers prix ex-æquo sont attribués, l’un à l’Allemand Johan-Christoph
Schwab (1743-1821) et l’autre au Français Antoine de Rivarol (1753-1801).
Intéressons-nous à un passage tiré de l’exposé d’Antoine de Rivarol et qui
concerne les particularités syntaxiques de la langue Française (nous sommes
donc en 1784 !) :
"Ce qui
distingue notre langue des langues anciennes et des autres langues modernes,
c’est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit être direct
et nécessairement clair. Le français nomme d’abord le sujet du discours,
ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette action : voilà la
logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui constitue le sens commun. Or
cet ordre, si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours
contraire aux sensations, qui nomment le premier l’objet qui frappe l’esprit.
C’est pourquoi tous les peuples, abandonnant l’ordre direct, ont eu recours aux
tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l’harmonie des
mots l’exigeaient ; et l’inversion a prévalu sur la terre, parce que l’homme
est plus impérieusement gouverné par les passions que par la Raison.
La langue
française, par un privilège unique, est seule restée fidèle à l’ordre direct,
comme si elle était toute Raison, et on a beau par les mouvements les plus
variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours
qu’il existe ; et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous
sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est
incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base
éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair n’est pas français.
Pour apprendre les langues à inversion, il suffit de connaître les mots et
leurs régimes ; pour apprendre le Français, il faut d’abord retenir
l’ordonnancement des mots."
Comme le dit Philippe
Lalanne-Berdouticq dans son livre Pourquoi parler français ? (éditions
Fleurus) : "Tout au long des 17°, 18° et 19° siècles s’avanceront,
exprimés en français, la pensée rationnelle et ses fruits scientifiques".
La spécificité de la
langue française tient donc au fait qu’en remplacement des déclinaisons,
l’ordre des mots complété par les signes de relation entre eux tient lieu de
logique : "Les langues germaniques et l’anglo-saxon vont du général au
particulier et du tout à la partie, la marche française qui va du particulier
au général est celle même de l’esprit scientifique" ajoute Philippe
Lalanne-Bertoudicq.
La seconde différence
avec la syntaxe anglaise est donc l’apparition de mots de liaison, ici, les
déterminants « du, de, » (Organisation du traité de
l’Atlantique Nord) qui précisent, sans qu’il ne puisse y avoir aucune
ambigüité, la relation entre les mots et ces déterminants confèrent également à
la langue française son incomparable précision, en particulier face à l’anglais
où il suffit de juxtaposer les termes (dans le sens inverse du français). En
voici un autre exemple : la résolution 242 de l’Organisation des
Nations-unies qui concerne les territoires occupés par Israël en Palestine
à la suite de la guerre des six jours en 1967 stipule : "Withdrawal of
Israel armed forces from territories occupied in the recent conflict".
Or cette phrase est ambigüe et peut être comprise de deux manières : from
territories peut signifier retrait de territoires occupés,
c’est à dire d’une partie de ces territoires et c’est bien ce qu’affirment les
Israéliens, ou bien retrait des territoires occupés, c’est
à dire de la totalité des territoires, et c’est évidemment ce que soutiennent
les Palestiniens ; en français, une telle imprécision, délibérée ou non, aurait
été impossible grâce au simple déterminant "de" ou
"des"… et la Paix ne règne toujours pas en Palestine
car les Israéliens considèrent avoir satisfait à la résolution 242 en rendant
certains territoires tandis que les Palestiniens continuent de réclamer la
restitution de tous les territoires occupés… Si la résolution avait été rédigée
en français, comme tous les traités internationaux depuis la paix de Nimègue
jusque la première guerre mondiale, nous n’en serions peut-être pas là… Il y a
donc une vraie utilité et une vraie nécessité à traduire une expression comme start-up nation
business-friendly parce que l’ordonnancement des mots et la nature de leurs
relations y feraient apparaître clairement le sens et la logique.
On
pourrait encore développer plusieurs aspects de notre langue mais terminons
pour ne pas être trop long en citant à nouveau Cavanna (p.16 de son livre) :
« l’anglais est concis, mais imprécis. L’absence de grammaire entraîne
l’absence de rigueur ». p.122 : « le français, lui, fuit
l’ambigüité. La clarté est son souci, fût-ce au prix d’une certaine
prolixité ». p.124 : « Ses qualités maîtresses sont la
précision et la clarté (ne parlons même pas de sa beauté, c’est sur le terrain
de l’efficacité qu’on nous a forcés à nous défendre). Le français est moins
bref parce qu’il explique mieux, parce qu’il décrit mieux. Ce n’est pas un
gougnafier, il fait le travail bien à fond, il n’y a pas à repasser derrière ».
Même les
Anglo-saxons commencent à s’alarmer de cette dérive du tout-anglais. Ainsi le
linguiste anglais, David Crystal, déplorant cette hégémonie de la langue dont
il est pourtant un spécialiste, a récemment déclaré que si nous poursuivons
dans cette voie, nous préparons « le
plus grand désastre intellectuel que la planète ait jamais connu ». Alors
pour ne pas laisser perdurer et se propager ce processus de « grand remplacement… acte insupportable
de délinquance culturelle », comme l’affirme le collectif signataire
de l’article du journal Le Monde, agissons, réagissons, affirmons, proclamons et
répétons à qui veut l’entendre : « Non,
l’anglais ne doit pas remplacer le français !».
Alain
Sulmon,
Défense
de la langue française
Délégation
du Gard