Dans son livre Mignonne, allons
voir si la rose…, François Cavanna, le célèbre journaliste-écrivain, parmi
les qualités qu’il attribue à la langue française, déclare qu’elle est, entre
autres, "la plus propice à l’abstraction". De même
Léopold Senghor affirmait que les langues africaines et le français étaient des
langues de proximité car elles étaient toutes "éminemment poétiques"
et, lorsqu’on lui demandait ce qu’avait alors apporté le Français à ces
langues, il répondait sans hésitation "le Français nous a fait don
de ses mots abstraits - si
rares dans nos langues maternelles - et ces mots français sont apparus comme
des diamants éclairant la nuit".
Revenons près de mille ans en arrière, c’est à dire au 11° siècle, très
exactement en 1066 : lorsque Guillaume le Conquérant (que nos amis anglais,
toujours avenants, appellent Guillaume le "Bâtard") envahit
l’Angleterre et y apporte avec lui la langue française (il s’agissait en fait
d’une forme de l’ancien français appelée improprement anglo-normand et qui est
en réalité le franco-normand), il va engager un processus d’évolution
considérable de la langue anglaise : celle-ci va s’enrichir progressivement, à
plus de 50%, d’un vocabulaire nouveau, venu de notre langue romane, mais cet apport
sémantique n’est pas uniquement quantitatif, il est aussi qualitatif puisqu’une
double sémantique va se mettre en place laissant aux vocables anglo-saxons le
champ du concret et du sensoriel, et accordant aux mots en provenance du
français le champ du conceptuel et de la rhétorique. De véritables paires de
mots de sens à peu près équivalents vont apparaître en fonctionnant sur le
principe d’un usage adapté à la vie pratique pour le mot d’origine anglo-saxonne
et d’un usage littéraire pour le mot d’origine romane : to abide by/to submit
to (se soumettre à), to bump into/to collide with (entrer en collison avec), to
fight/to combat (se battre), to squeal/to cry out (pousser des cris),
squeamish/prudish (prude), tailspin/depression (dépression), etc., etc. (ces
quelques exemples sont repris du livre de Phillippe Lalanne-Berdouticq Pourquoi parler français ? paru
aux éditions Fleurus). L’emprunt de l’anglais au français est donc bien plus
qu’une simple importation quantitative de vocables, c’est un phénomène culturel
qui permet à la langue anglaise, à compter du 11° siècle, de s’enrichir et
d’évoluer vers une nouvelle dimension de conceptualisation, comme le rappelle également
le linguiste Claude Hagège dans son livre intitulé Contre la pensée
unique paru aux Editions Odile Jacob.
Ainsi donc, à mille ans d’intervalle, l’apport de la langue française
est de même nature, elle "fait le don de l’abstraction" ;
observons d’ailleurs que, dans beaucoup de langues, notamment européennes, le
vocabulaire abstrait, au fil des siècles, s’est souvent lui aussi imprégné de
nombreux mots d’origine française. Tout se passe comme si, dès sa gestation, le
français avait pour destinée de contribuer au développement de la pensée
conceptuelle. On lira utilement à ce sujet l’ouvrage du philosophe Michel
Serres paru aux éditions Fayard : Eloge de la philosophie en langue
française. Il faut dire que le français a bien été aidé en cela par l’étymologie
gréco-latine de sa sémantique, dans laquelle il a pu largement puiser.
Illustrons par un autre exemple cette propension du Français à la
conceptualisation en revenant au XXème siècle et à Léopold Senghor. Celui-ci,
avec l’Antillais Aimé Césaire et quelques autres, est à l’origine, à partir des
années trente, du concept de Négritude défini comme "un ensemble
de valeurs du monde noir, c’est à dire une certaine présence au monde et à
l’univers". Il est intéressant de constater la différence d’approche
et de conscientisation plus tardive de la même réalité dans le monde
anglo-saxon où va naître, dans les années soixante aux Etats-Unis, le Black
Power, organisation d’ailleurs assez disparate, définie comme mouvement
pour les droits civiques. On voit bien qu’il s’agit, en francophonie, d’un
processus intellectuel : "la Négritude est nécessaire au monde car elle
est un humanisme d’aujourd’hui et demain " écrit Léopold Senghor, au
contraire du Black Power, en prise directe sur un contexte
socio-économique sur lequel il veut agir : "Notre lutte est une lutte
des classes et non une lutte des races" déclarait Bobby Seale,
co-fondateur des Black Panthers. Quant à elle, bien dans la tradition
francophone, la Négritude est une
démarche conceptuelle, qui gagne en intemporalité ce qu’elle perd en
pragmatisme : "La
Négritude dans la francophonie, c’est la civilisation de l’Universel riche de
tous les particuliers" déclarera Léopold Senghor lors de son discours
d’entrée à l’Académie Française.
A travers ces différents exemples, nous voyons que la démarche naturelle
et spécifique de la langue française vers l’abstraction est non seulement
ancienne et permanente, mais qu’elle est en quelque sorte contagieuse se
transmettant dans le temps et dans l’espace, de proche en proche, et d’une
langue à l’autre, comme par capillarité. - Et justement le mot capillarité
qui apparaît en 1820 est utilisé pour la première fois dans une œuvre
littéraire en 1832, précisément dans le roman Louis Lambert de
Balzac ; dès lors le terme va se répandre dans de nombreuses langues : cela
donnera kapilarität en allemand, capillarita en italien, capilaridad
en espagnol, capilaridade en portugais, kapillyarnost’ en russe, kapilarnosc
en polonais, capillarity en anglais, kapilyarnist’ en ukrainien, capilaritat
en catalan, etc. Observez que ce mot, tout comme les autres, va
harmonieusement s’intégrer dans ces différentes langues et en respecter
l’assonance, la prononciation ainsi que la graphie, jusqu’à permettre aux
autochtones d’ignorer même qu’il est d’origine étrangère, mais le don le plus
généreux n’est-il pas précisément celui qui est méconnu de son récipiendaire ?
C’est une différence notable avec le processus actuel d’importation des mots, notamment
d’origine anglo-saxonne, qui n’ont plus le temps de s’adapter à la langue de
réception et dont la brutalité de l’intrusion s’apparente plus à une invasion
qu’à une évolution. Nous aurons peut-être l’occasion de reparler de ce
phénomène dans un prochain article.
Récemment encore, dans un entretien accordé au journal La Croix et paru le samedi 22 juin 2019,
l’écrivaine israélienne Betty Rojtman a réaffirmé cette dimension de la langue
française : se voulant « être
la plus française possible en Israël », elle ajoute « je me suis servie de mes deux
cultures, me rendant compte que l’une est fécondée par l’autre », tout
en précisant que, pour elle, l’apport spécifique de la langue française, c’est justement
« l’univers de la pensée » et « la
capacité d’abstraction ».
Pour terminer, redonnons la parole à Léopold Senghor qui, dans la
postface de Ethiopiques, résume bien les qualités de la langue
française : clarté, précision, élégance, rigueur, tendance à la conceptualisation,
fécondité créatrice,…"Je ne reviendrai pas sur ses qualités d’ordre et
de clarté qui ont fait du français une langue universelle, et singulièrement la
langue de la science et de la diplomatie. Ce que je veux ajouter, c’est que le
français est une langue de littérature, une langue poétique, apte à exprimer
aussi bien les sentiments les plus nobles, les plus forts, que les plus
délicats et les plus troubles, aussi bien le soleil de l’Esprit que la nuit
abyssale de l’Inconscient ". Voilà qui nous ouvre encore de nouveaux
horizons…