Quand le français donne de
la voix
S'il est un genre
d'expression populaire, c'est bien la chanson, que l'on retrouve d'ailleurs
dans toutes les langues et dans toutes les cultures. La chanson française a
cependant une place à part, d'abord parce qu'elle jalonne pratiquement tous les
évènements de notre histoire : ne
dit-on pas qu’ « en France,
tout finit par des chansons » ? Du Bon Roi
Dagobert au Chant des partisans de la seconde guerre mondiale, en
passant par Ah, ça ira, ça ira,
ou La Carmagnole, ou encore Le Chant du départ de la révolution
française, Auprès de ma blonde
chanté par les armées napoléoniennes, le Temps des Cerises la chanson
fétiche des communards, sans oublier la Marseillaise ou
L'Internationale, et encore La Madelon et la chanson de Craonne
pour la grande guerre, la colonisation avec La casquette du père Bugeaud,
la chanson française marque non seulement les événements de notre histoire mais
aussi les espaces de nos contrées par ses refrains régionalistes : Ils ont
des chapeaux ronds, Vive la Bretagne, Ils ont des chapeaux ronds, vivent les
Bretons ! - Et je suis fier, et je suis fier, et je suis fier d'être
bourguignon ! - sans oublier le p'tit Quinquin ou La
Brabançonne, etc., etc., bref on n'en finirait pas de lister ces chansons
identitaires.
Il existe cependant une
amnésie française, une sorte de trou noir de la mémoire collective.
Quand on parle de chanson française, on pense bien sûr à Edith Piaf, à Charles
Trenet, à Tino Rossi, à Jacques
Brel, à Georges Brassens, à Jean Ferrat, à Léo Ferré,
Barbara, Charles Aznavour, Gilbert
Bécaud, etc., comme s'ils étaient les précurseurs, les représentants
uniques de la chanson française alors qu'ils sont en réalité les successeurs,
ou mieux, alors qu'ils incarnent des étapes d'une très longue histoire,
et d'une histoire éminemment populaire. "En ce début du XXIéme siècle,
les francophones ne savent plus qu'ils furent le principal berceau d'une
création urbaine destinée à conquérir le monde : l'art de la chanson transformé,
notamment par la vie parisienne, en
genre à part entière" écrit René Duteurtre dans Soixante-dix
ans de café-concert (éditions Les Belles Lettres).
Le terreau de la chanson
française est certes d'abord une expression collective, comme nous venons de le
voir, mais elle va progressivement passer à l'individualité à partir d'un
événement considérable presque complètement oublié : La reconnaissance des droits
d'auteur (chère à Beaumarchais) et sa conséquence directe, la création
de la SACEM en 1851 (Société des Auteurs, Compositeurs
et Editeurs de Musique). A compter de cette date vont apparaître
des chanteurs et des compositeurs qui récupéreront les fruits de leur notoriété
et de leurs créations en espèces sonnantes et trébuchantes. On imagine mal le
succès - y compris mondial - de certaines de ces vedettes et les
invraisemblables fortunes qui en résulteront. Prenons un seul exemple avec le
chanteur Félix Mayol (1872 - 1941) aujourd'hui presque oublié malgré
quarante ans de succès ininterrompu (La Paimpolaise, La Cabane bambou, Viens
Poupoule, La Matchiche, Les mains des femmes,...). Il achète sur ses
deniers une salle de spectacle parisienne à laquelle il donne son nom Le
Concert Mayol et il fait construire à Toulon un stade de rugby de plusieurs
dizaines de milliers de places, qui prend son nom Stade Mayol et qui est
toujours en exercice. Imagine-t-on aujourd'hui une vedette de la chanson bâtir
sur ses fonds propres un stade dans sa ville natale ?
Une tradition prend forme avec des chanteurs comme Mireille et
Jean Nohain : Couchés dans le foin, Ce petit chemin, Puisque vous
partez en voyage,... Et la poésie s'installe progressivement dans la
chanson française avec Jacques Prévert mis en musique par Joseph Kosma
: Les Feuilles mortes, Barbara, Les enfants qui s'aiment, Deux
escargots vont à l'enterrement, etc. toutes chansons interprétées, entre autres,
par Les Frères Jacques, qui chanteront aussi Pierre Mac-Orlan ou Raymond
Queneau. Même Jean-Paul Sartre ne dédaignera pas d'être mis en
musique
Tout ce qui se fait de
mieux dans la chanson française va défiler, après guerre, par les cabarets de
la Rive gauche ou à Saint Germain des prés : L'Ecluse, Le Tabou, La galerie,
Le Vieux Colombier, Le saint Germain, L'Alcazar, Les Deux Magots, La
Contrescarpe, la Colombe,... et bien d'autres. Si on cite quelques-uns de
ces chanteurs, on découvre qu'un vrai miracle s'est produit à cette époque : Brassens,
Ferré, Brel, Francis Lemarque , Boby Lapointe, Barbara, Jean Ferrat, Anne
Sylvestre , Ricet Barrier, Maurice Fanon, Pia Colombo, Patachou, Juliette
Gréco, Mouloudji, Boris Vian, Guy Béart, Philippe Clay,
Jean-Roger Caussimon, Georges Moustaki, Serge Reggiani, Maxime Le
Forestier... et bien d'autres encore aussi. Mais quel est ce miracle ? Eh
bien tout simplement la langue française va devenir première (une fois de plus
!) et s'imposer à la musique. Claude Nougaro exprime parfaitement ce
renversement de valeur lorsqu'il déclare "Dès l'adolescence, j'ai signé
un pacte avec les mots pour les faire chanter". Ce qui va désormais
caractériser la chanson française dans le monde entier, c'est que les mots vont
prendre le pas sur les notes, et l'émotion sémantique sur l'émotion musicale.
La mélodie sera au service du texte qu'elle va porter, et non l'inverse, comme
c'est généralement le cas. Ecoutons à ce sujet l’alchimiste des mots, Georges Brassens, lors d’un entretien
accordé au journaliste Philippe Nemo dans les années soixante-dix : « Quand j’ai écrit les paroles d’une
chanson, je compose ensuite sept ou huit musiques et je garde celle qui tient
le coup le plus longtemps… Ma musique doit être « inentendue » comme
de la musique de film ; il ne faut pas qu’au moyen d’artifices musicaux,
je détourne l’attention du texte. Il faut que mes chansons aient l’air d’être
parlées ». Et ce qui est extraordinaire, c'est que ce phénomène va
s'étendre à l’ensemble de la francophonie. Les chanteurs québécois Félix
Leclerc, Gilles Vigneaut, Jean-Louis Ferland, Robert Charlebois, Linda Lemay,
pour ne citer qu'eux ... ou belges Jacques Brel, Adamo, Julos Beaucarne,
Soeur Sourire, ... illustrent cette étonnante convergence de la primauté
du texte sur la musique, au-delà des mers ou des frontières, avec pour
constante « la magie du mot et du
verbe pour tout décor » (Jean
Ferrat, chanson à Brassens). Dans un entretien récent avec
le journaliste Arnaud Folch, Charles
Aznavour en plaisante : « Les
gens viennent me voir pour mes textes, pas pour ma voix ».
On
pourrait illustrer ce phénomène par des milliers d'exemples ; on se contentera
de rappeler le très grand nombre de poèmes mis en musique par ces compositeurs.
Comme le dit encore Brassens : « Le
rythme de la chanson française, c’est le même rythme que le vers français ».
En voici quelques exemples : Que sont mes amis devenus ? de Rutebeuf
par Léo Ferré, Le Petit Cheval de Paul Fort, Gastibelza de Victor Hugo, A Mon Frère revenant
d'Italie de Musset, Les Passantes d'Antoine Paul, Pensée
des Morts de Lamartine par Brassens, ceux de Louis Aragon par
Jean Ferrat : J'entends, j'entends - Que serais-je sans toi ?- Un jour, couleur d'orange, etc. Il suffit d'écouter
chanter Catherine Sauvage, Monique Morelli, Hélène Martin,
Catherine Ribeiro, Cora Vaucaire ou Francesca Solleville (et combien d’autres) pour
découvrir une véritable anthologie de la poésie française.
Cette tradition de la chanson à texte perdure-t-elle ? Eh bien oui, même si la
chanson française a moins la faveur des médias. Citons quelques chanteurs
actuels (parmi d’autres) connus pour
cela : Grand Corps Malade, Jean-Sébastien Bressy, Claudio Capéo, Stromae (grande médaille de la francophonie 2016 attribuée par
l’Académie française), Vianney, les rappeurs I AM, Abd al Malik, Passi, MC Solaar, Oxmo Puccino,
Gaël Faye (également prix Goncourt des
lycéens 2016 pour son premier roman !), sans parler de la jeune auteure
d'origine lituanienne GiEdré qui
déclare chanter en Français parce que "c'est la langue qui possède les
plus jolis gros mots" (sic !).
Pour le plaisir et pour
illustrer combien la chanson française recèle une part de la beauté du monde,
finissons par un extrait de La langue de chez nous d’Yves Duteil.
« C'est une langue belle avec des mots superbes
Qui porte
son histoire à travers ses accents
Où l'on sent la musique et le parfum des herbes
Le fromage de chèvre et le pain de froment.
Et du Mont-Saint Michel jusqu'à la Contrescarpe
En écoutant parler les gens de ce pays
On dirait que le vent s'est pris dans une harpe
Et qu’il
en a gardé toutes les harmonies ».
Alain Sulmon,
Délégation du Gard