Promotion et rayonnement de la langue française.

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Le Roman feuilleton

Quand le français se lance dans l’aventure


Il existe une sorte de roman populaire qui a connu à partir du XIX ème siècle et jusqu'à nos jours un succès incroyable et qui n’en appartient pas moins pour toujours à notre patrimoine littéraire : le roman-feuilleton. Ce genre littéraire, tel quel, est un peu tombé en désuétude, mais un peu seulement, car nous verrons qu'il reste encore bien vivant en s'étant adapté aux exigences des média contemporains. 

A partir des Mystères de Paris parus quotidiennement de 1842 à 1843 sous la plume d'Eugène Sue (1804 -1857), le roman-feuilleton va connaître un tel engouement qu'un impôt spécial sera créé en considérant que les journaux publiant des romans-feuilletons faisaient une concurrence déloyale à ceux qui n'en proposaient pas. Ce sera la taxe Riancey adoptée en juillet 1850. On s'arrachait en effet ces "feuilles de chou" pour connaître la suite de l'histoire, de la péripétie, ou de l'énigme introuvable de la veille.
Le genre fut extrêmement décrié, accusé de répandre des idées subversives, et d'être un sous-produit commercial, la preuve étant qu'il était écrit à la va-vite, au jour le jour et sans même connaître l'épisode du lendemain. Ce dernier reproche n'était pas entièrement faux. Ainsi un jour, s'estimant mal payé, Pierre Alexis Ponson du Terrail (1829 -1871) exigea une augmentation de la part du journal pour lequel il écrivait. Devant cette demande, le directeur en question décida de se passer de ses services et de faire appel à des "nègres". Or, dans l'épisode interrompu par le départ de Ponson du Terrail, le héros - Rocambole - avait eu le malheur d'être enfermé dans un coffre-fort. Comme le sortir de là ? Le directeur, les écrivains remplaçants, toute l'équipe du journal, personne ne put trouver une solution à ce problème. On rappela donc Ponson du Terrail, on lui accorda son augmentation, et le lendemain, le récit reprit par cette phrase : "Ayant réussi à s'échapper du coffre-fort, Rocambole...". Même Ponson du Terrail ignorait la suite de l'histoire, et improvisait donc d'un épisode sur l'autre !
Nombreux sont les personnages et les écrivains des romans-feuilletons, et de leur dérivé les romans à épisodes et il est impossible de les citer tous ! Nous ne parlerons donc que des plus connus, puisque c'est justement l'objet de cet article, comme des précédents et du suivant, d'illustrer combien la langue française est aussi à l'aise dans l'expression populaire que dans les Belles Letttres, contrairement à l'idée qu'on s'en fait parfois.
Emile gaboriau (1832 - 1873) connut un succès populaire foudroyant à partir de 1863 avec l'Affaire Lerouge où le commissaire Tabouret, dit Tirauclair, aidé d'un certain agent lecocq qui deviendra le personnage principal des feuilletons suivants, se font si bien connaître que Conan Doyle, de l'autre côté de la Manche, les prendra comme modèles pour créer Sherlock Holmes.
Lorsque Gaston Leroux (1868 - 1927) crée en 1907 le personnage de Rouletabille, jeune reporter de 16 ans (ça ne vous fait pas penser aussi un peu à Tintin ?), il explique la raison de son nom "Sa tête était ronde comme un boulet et c'est pour cela que ses camarades de presse lui avaient donné son surnom qui devait rester". Il tourne résolument le roman-feuilleton du côté de la veine criminelle : Le mystère de la chambre jaune (1907), Le parfum de la dame en noir (1908) ..., et en donne le ressort dans Le fantôme de l'opéra (1910) :" Il ne m'a manqué que d'être aimé pour être bon" déclare ce dernier. Gaston Leroux a également inventé le personnage de la série des Chéri-Bibi: "Que connait-on de Chéri-Bibi ? Un bras qui se lève et qui frappe" a-t-il lui-même écrit.
De même, quand Maurice Leblanc imagine le personnage d'Arsène Lupin, il n'a pas idée du succès que va connaître son gentilhomme-cambrioleur. Il en dit lui-même : "L'Aiguille creuse, c'est avec l'Agence Barnett, de tous mes livres, celui que je préfère. Je me demande comment j'ai pu ainsi, sans effort, en m'amusant même follement, inventer autant de péripéties". Arsène Lupin demeure toujours la référence en matière d'imagination, d'aventure et même de fantastique. Boileau et Narcejac ont noté dans leur livre sur le roman policier (1964) : "Lupin est un mythe. Maurice leblanc ne l'a pas créé, il l'a découvert", pour notre plus grand bonheur... A propos du célèbre duo Boileau-Narcejac, signalons au passage le succès de librairie remporté actuellement par la série des aventures du commissaire Antoine Marcas - franc-maçon notoire -, écrites par le tandem Giacommeti-Ravenne : près de vingt millions de livres déjà vendus et traduits dans une vingtaine de langues, étonnante continuité des œuvres littéraires écrites à quatre mains et héritières d'une tradition bien française remontant aux frères Goncourt.
On ne peut pas ne pas citer également quelques autres célébrités du roman-feuilleton comme Fantômas de Pierre Souvestre et Marcel Allain paru en 1910 (sans oublier son corollaire pour enfants Fantômette de Georges Chaulet : 49 romans à épisodes édités de 1961 à 2011). N'oubliez pas non plus Belphégor, Vidocq, ou encore L'homme au masque de fer (Arthur Bernède 1871 - 1937). Tous ces héros de romans ont d'ailleurs une caractéristique commune qui démontre bien leur appartenance à la littérature populaire : ils ont eu tellement de succès qu'on en retient leur nom, passé à la postérité et parfois même dans le langage courant, jusqu’à en oublier le nom de leurs auteurs.
Plus près de nous, poursuivant la tradition des romans à épisodes d'inspiration policière frisant parfois le fantastique (Le chien jaune - 1931), on peut encore parler du Commissaire Maigret constamment recréé jusqu'en 1972 par le Belge Georges Simenon tout au long de ses 75 romans et 28 nouvelles. Une vraie saga fréquemment portée à l'écran, et c'est à un autre auteur belge, Henri Vernes (né en 1918), que l'on doit le célèbre personnage de Bob Morane (plus de 200 épisodes). Dans le même esprit, signalons l'apparition d'OSS 117 (incarné encore récemment au cinéma par jean Dujardin) publié à partir de 1949 par Jean Bruce (1921 - 1963), soit quatre ans avant le fameux James Bond 007 de l'Anglais Ian Fleming qui s'en est probablement inspiré. Accordons enfin une place à part au Commissaire San Antonio de Frédéric Dard (1921 - 2000) : 175 épisodes marqués par une langue d'une truculence, d'une inventivité et d'une verdeur typiquement rabelaisiennes : "J'ai fait mon œuvre avec trois cents mots. Tous les autres, je les ai inventés". On estime en effet à plus de dix mille, les mots créés de toute pièce par Frédéric Dard au fil de ses romans, sans compter les jeux de mots et les effets de style : "Il faut beaucoup de talent pour faire rire avec les mots, mais il faut du génie pour amuser avec des points de suspension".
Un autre point commun de tous ces romans à épisodes, c'est d'avoir été fréquemment portés à l'écran, le grand ou le petit. Ils ont tous fait régulièrement, et continuent de le faire, les beaux jours du cinéma et de la télévision. C'est actuellement le cas de la série des Enquêtes de Nicolas Le floch (alias marquis de Ranreuil), tirés des romans policiers historiques, écrits dans les années 2000 par Jean-François Parot.
Et on y revient donc toujours, le succès foudroyant qu'ont connu les romans-feuilletons, devenus romans à épisodes, puis feuilletons télévisés, puis séries, se poursuit grâce à un jeu littéraire qui permet de réinventer  indéfiniment l'histoire : rebondissements, péripéties, intrigues, évènements, coups de théâtre et dénouements se succèdent tout au long d'aventures manifestement rocambolesques.
Alain SULMON